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Comment concilier éthique et numérique en santé ?

Participaient à cette table ronde :

  • Jean-Claude AMEISEN : Président du Comité Consultatif National d’Ethique
  • Anne DEHÊTRE : Présidente de la FNO
  • Philippe GAERTNER : Président de la FSPF et Président du CNPS
  • Jacques LUCAS : Vice-Président du Conseil National de l'Ordre des Médecins
  • Christian SAOUT : Secrétaire général délégué du CISS.

Cette table ronde était animée par Sylvie FONTLUPT, Consultante en charge de la communication du CNPS.
 
Sylvie FONTLUPT
La prise en charge ambulatoire des patients nécessite de plus en plus un partage d’informations entre les professionnels de santé en présence. Pouvons-nous par conséquent affirmer que le colloque singulier entre le médecin et son patient évolue vers un colloque pluriel et numérique, entre tous les acteurs en présence ?

Jacques LUCAS
Le serment d’Hippocrate contraint les médecins à préserver la confidentialité de toutes les informations qui leur sont confiées par leurs patients, même si celles-ci ne sont pas de nature médicale.

La loi de modernisation du système de la santé consacre, sur un plan juridique, la mise en place d’une équipe de soins. Les outils numériques à disposition des professionnels, tels que le DNP ou les messageries de santé sécurisées, sont quant à eux des outils étatiques.

Sylvie FONTLUPT
Le numérique va-t-il nous contraindre à réinventer l’éthique ?

Jean-Claude AMEISEN
Le droit de savoir, pour les patients, s’accompagne du droit de ne pas savoir. Par ailleurs, comme l’affirmait le philosophe Paul Ricoeur, toute identité est une identité narrative. Partant de là, c’est bien la manière dont il décrira son parcours de soins qui fera du patient ce qu’il est.

Plus généralement, les modalités de stockage de données devront être examinées de près car elles se situent bel et bien au cœur des enjeux de respect de l’anonymat, que les usagers appellent de leurs vœux. A l’heure actuelle, en effet, les modalités de protection de ces données sont rendues inopérantes par la possibilité d’opérer des croisements entre celles-ci et nous devrons donc en imaginer d’autres, plus performantes. 

Pour finir, le numérique va incontestablement permettre aux professionnels de santé de se dégager du temps. Ces derniers consacreront-ils néanmoins réellement ce surcroit de temps aux soins et à la prévention ou se contenteront-ils au contraire de le retrancher purement et simplement de leurs actions au quotidien ?

Christian SAOUT
Le principe de réversibilité des données n’est entériné par aucun texte de loi, ce que nous pouvons regretter ; il serait en effet bienvenu de permettre la captation de ses données personnelles, à condition de bénéficier, en retour, d’une restitution utile desdites données.

Sylvie FONTLUPT
Le portage des données de santé constituera-t-il un enjeu majeur dans le cadre de la mise en place du DNP ?

Christian SAOUT
Je pense que d’autres solutions beaucoup plus innovantes auront été mises en place avant que le DNP ne voie effectivement le jour.

La mise en place d’un tel outil risque en outre de révolutionner la relation entre les médecins et leurs patients, étant entendu que les usagers avaient coutume de faire quelques cachotteries à leurs praticiens, et n’en mourraient pas pour autant.

Jusqu’à présent, en effet, nous construisions nos projets de soins dans la transparence la plus totale si nous en avions envie, mais nous n’y étions pas contraints. Nous le serons prochainement et je ne suis pas certain que patients et professionnels de santé aient tous envie de l’avènement d’un tel système.

Philippe GAERTNER
Des échanges plus réguliers entre les médecins et leurs patients devraient permettre d’enrichir le parcours de soins. Pour autant, la prise en charge globale des patients ne peut justifier à elle seule le partage de toutes les données disponibles.

Jacques LUCAS
Descartes disait qu’il fallait définir un sujet avant d’en commencer l’étude. J’aimerais par conséquent m’assurer que nous parlons tous de la même chose. Or, force est de reconnaître que l’objectif du DNP n’a jamais été clairement défini, alors que sa première évocation remonte à 2004.

A n’en pas douter, les professionnels de santé devront faire en sorte de s’emparer des nouveaux outils mis à leur disposition pour écrire leur propre histoire et celle de leurs patients, faute de quoi ils risqueraient d’être véritablement submergés par le tsunami numérique caractérisant notre époque.

Jean-Claude AMEISEN
La Cour européenne de justice vient d’indiquer que les données collectées par Facebook ou Google ne bénéficiaient pas d’un degré de protection conforme aux normes européennes, ce qui pose effectivement question.

Encore une fois, nous devons réfléchir à ce que nous souhaitons faire du temps libéré grâce à l’avènement du numérique.

Anne DEHÊTRE
Tous les patients n’ont pas un accès égal à tous ces outils numériques. A n’en pas douter, en effet, les personnes âgées sont souvent exclues de l’usage de ce type d’outils dont elles ne sont guère familières. Outre la population des seniors, les 15 % d’illettrés que compte la France sont également exclus du bénéfice de ces outils innovants, car ils sont dans l’impossibilité totale de les utiliser. 60 % de ces illettrés sont en effet dans l’incapacité totale d’utiliser un ordinateur et devront par conséquent être accompagnés par des travailleurs sociaux, le cas échéant, ce qui posera des problèmes évidents de respect de la confidentialité des données médicales concernant ces populations.

Christian SAOUT
La révolution numérique risque de mettre encore plus à mal la garantie d’un accès égal aux soins. Si certains usagers pourront en effet reprendre la main sur leur parcours de soins grâce à la mise à disposition de tous ces nouveaux outils, d’autres passeront totalement à côté, faute des compétences nécessaires pour les utiliser.

Jean-Claude AMEISEN
Les inégalités socio-économiques de santé risquent en effet de se creuser dans les prochaines années, ce qui se traduira probablement par une dégradation de l’état de santé des populations les plus précaires.

Jacques LUCAS
Nous ne pourrons faire l’économie d’un débat public sur l’open-data. Il conviendra en outre de réfléchir à la nécessité de favoriser l’équité dans l’accès des patients aux soins numériques.

Jean-Claude AMEISEN
A n’en pas douter, il faut initier un débat public sur toutes ces questions, étant entendu que le Conseil national d’éthique n’a pas vocation à se substituer à la réflexion des citoyens sur tous ces enjeux.

La France est très forte pour proclamer le droit mais est souvent beaucoup moins performante dans sa mise en œuvre effective, au quotidien. J’en veux pour preuve la difficulté que les familles rencontrent à faire scolariser leurs enfants handicapés ou l’impossibilité que certains citoyens ont de se loger dignement, en dépit de la loi sur le droit au logement opposable. Nous devons donc progresser dans l’accès au droit du plus grand nombre en veillant à limiter, autant que faire se peut, les facteurs d’exclusion de certaines populations.

La régulation des plates-formes porteuses d’informations médicales pose aujourd'hui beaucoup de questions. Celle-ci sera toutefois nécessaire, à n’en pas douter, si nous voulons tirer le meilleur parti possible de la révolution numérique à l’œuvre.

Sylvie FONTLUPT
Je solliciterai à présent quelques mots de conclusion de chacun d’entre vous.

Anne DEHÊTRE
A n’en pas douter, nous ne pouvons pas ne pas aller vers le numérique ; encore faudra-t-il, toutefois, s’assurer que les patients bénéficieront bien d’un accompagnement adapté.

Jacques LUCAS
Il faut intégrer les nouveaux outils numériques dans une relation humaine entre les médecins et leurs patients, ce qui est tout à fait possible, quoi qu’en pensent leurs principaux détracteurs. A n’en pas douter, en effet, tous ces nouveaux outils ne déshumanisent pas les relations humaines, loin s’en faut, mais permettent au contraire de les maintenir, voire de les renforcer.

Jean-Claude AMEISEN
Nous devons veiller à ce qu’une partie de la population ne soit pas exclue du bénéfice de ces nouveaux outils tout en faisant en sorte que ceux qui y ont déjà accès en tirent le meilleur parti.

A n’en pas douter, le débat sur toutes ces questions devra avoir lieu, afin de faire émerger les réponses les plus appropriées, en humanisant au maximum l’usage que nous ferons du numérique.

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